Des hommes sans femmes, par Haruki Murakami, Editions Belfond
CRITIQUE , NOUVELLES / 28 mars 2017

«Il est très facile de devenir des hommes sans femmes. On a juste besoin d’aimer profondément une femme et que celle-ci disparaisse ensuite.» C’est, en résumé, la matière première qui compose les sept nouvelles de ce recueil. Mais il y a beaucoup plus que cela bien sûr, nous sommes chez Murakami. A commencer par l’exploration systématique des pensées, des sensations et des émotions des personnages. Les émotions en particulier que les hommes, trop souvent, ne montrent pas, se cachent à eux-mêmes et qui, du coup, anéantissent toute perspective de bonheur ou de félicité. Murakami décrit comme personne la force du sentiment amoureux, cette exaltation qui, conjuguée à une trop forte interrogation existentielle, peut conduire à la mort. L’auteur ausculte également avec minutie les rapports ténus qu’entretiennent amour et sexe. Quelle est la part de mensonge dans les rapports humains en général et au sein du couple en particulier ? Haruki Murakami a une idée très arrêtée sur la question ! Hors le sujet éminemment passionnant de ces sept nouvelles, on retrouve dans ce volume tous les ingrédients qui font le charme irrésistible de l’auteur. Un style en premier lieu, cette manière d’agencer les phrases qui prend le lecteur par la main pour…

Découvrir sa voix, par Michel Hart et Sylvie Heyvaerts, Editions du Rocher
CRITIQUE , ESSAI , PRATIQUE / 26 mars 2017

«Un son qui sort de la bouche est un peu comme un gâteau qui sort du four: la qualité du gâteau dépend de ce qu’on a mis dedans.» Le problème étant, justement, de savoir ce qu’il faut mettre dedans. Michel Hart, auteur, chanteur, professeur de chant, et Sylvie Heyvaerts, danseuse, professeur de qi gong, nous fournissent les ingrédients. Ils nous font d’abord comprendre que la voix, qu’elle soit parlée ou chantée, est un geste du corps. Les auteurs s’adressent donc à notre «corps instrumental» en nous expliquant dans le détail comment fonctionne notre voix. Ceci afin de nous permettre de modifier notre rapport à ce corps instrument. A la fois essai sur l’histoire de la pédagogie et des techniques de chant, ouvrage pratique pour chanteurs et orateurs, Découvrir sa voix nous apprend tout ce qu’il y a à savoir sur les cordes vocales. A ce titre, la lecture de la première des trois parties, très technique, est indispensable à la compréhension de ce qu’est le corps vocal. La deuxième partie est consacré à la voix parlée et s’accompagne de judicieux conseils en matière de prise de parole. Les pages consacrées aux prouesses vocales des enseignants (que ce soit en maternelle,…

Livret de famille, par Magyd Cherfi, Editions Actes Sud
CRITIQUE , RECIT / 21 mars 2017

Il est particulièrement intéressant de relire Livret de famille, treize ans après sa parution. Premier livre de Magyd Cherfi qui s’est, depuis, retrouvé sur la liste du Goncourt avec Ma part de Gaulois, ce récit lançait des alertes, deux ans après l’accession de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle française. Magyd Cherfi y exprime le déchirement et le rejet avec sensibilité et justesse. Déchirement de ceux qui se sentent Gaulois mais qui vivent dans une communauté où la religion musulmane est omniprésente, bien que pratiquée, ou non, à des degrés très divers. Rejet de ladite communauté pour les progressistes, rejet de la France pour les conservateurs. Une image est particulièrement parlante. Elle concerne le match de football France-Algérie. Je criais Algérie, mais je pensais France, confie l’auteur. «Ah ! Voltaire et Rousseau ! Quand on a lu ces mecs, on s’en remet pas. En assassinant Dieu, ils nous avaient fait naître une seconde fois». L’auteur convoque donc Voltaire et Rousseau pour revendiquer le droit à l’athéisme. Le rapport à la femme est également abordé avec beaucoup de franchise, et le chapitre intitulé Autobus impérial en dit davantage que toutes les théories fumeuses sur l’intégration. Au moment où paraît ce…

Inhumaines, par Philippe Claudel, Editions Stock
CRITIQUE , ROMAN / 19 mars 2017

Philippe Claudel pousse-t-il le bouchon trop loin ? Non ! Il pousse un peu, un peu seulement le curseur et jette sur notre société un regard au cynisme salvateur. D’aucuns ricaneront certainement à la lecture de ces vingt-cinq tranches de vie dans lesquelles les morts sont mangés par souci écologique, où les parieurs mettent en jeu leur femme pour deux mois d’esclavage sexuel et où les bobos se réparent à la tronçonneuse. Il y en a d’autres, et des pires ! Le tout, sous la protection bienveillante de l’Entreprise où tout se passe, tout se discute, tout se décide. Plus d’émotions, plus d’envies, plus le moindre recul. Juste une capacité à ricaner, à se moquer, à blâmer, puis à éliminer. Philippe Claudel est en Colère avec un C majuscule. Et ça fait un bien fou ! Enfin, est-on tenté d’écrire. Enfin, quelqu’un pointe le fond du problème d’un doigt accusateur. Alors oui, Philippe Claudel parodie (à peine lorsqu’un galeriste vend pour une œuvre d’art le SDF mort devant sa boutique), mais il nous pose surtout une question fondamentale. Où allons-nous si nous continuons comme ça ? «Je vais certes voter» écrit-il, «mais je le fais sans conviction. La couleur de ceux qui nous gouvernent ne…

De sang et de lumière, par Laurent Gaudé, Editions Actes Sud
CRITIQUE , POESIE / 16 mars 2017

«Nous avons besoin des mots du poète, parce que ce sont les seuls à être obscurs et clairs à la fois. Eux seuls, posés sur ce que nous vivons, donnent couleurs à nos vies et nous sauvent, un temps, de l’insignifiance et du bruit.» Ainsi s’achève l’introduction à ce magnifique recueil de poèmes. Introduction dans laquelle Laurent Gaudé en appelle à une «poésie moite et serrée comme la vie de l’immense majorité des hommes.» Et cette poésie, l’auteur nous l’offre dans les pages qui suivent. En vers libres, Laurent Gaudé nous dit ce qui le blesse jusque dans sa chair, ce qui l’émeut, ce qui le révolte, ce qui l’abat, ce qui le relève aussi, à l’instar du monumental Serment de Paris qui termine l’ouvrage. «Ne laissez pas le monde vous voler les mots» écrit Gaudé dans Ecoutez nos défaites, son dernier roman. Sa poésie est cohérente, escamote l’insignifiance, fait taire le bruit. La traite négrière, la cause kurde, les plaies multiples d’Haïti ne sont plus des images de journal télévisé. Ce sont des mots pour dire les maux de notre monde. Des mots que ce monde ne nous volera pas tant que nous continuerons à leur accorder leur valeur…

Ecoutez nos défaites, par Laurent Gaudé, Editions Actes Sud
CRITIQUE , ROMAN / 16 mars 2017

Dans l’une des scènes initiales d’Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé met en scène Ferruccio des Verrückte, joueur d’échec un peu fou qui «sait, lui, que lorsque l’obscurité tombe, lorsque le dernier adversaire est battu, le pire commence, car c’est le moment où il faut accepter de retourner à ses propres tics et à ses tourments.» Qu’advient-il lorsque ces adversaires sont des centaines ou des milliers ? Pour le comprendre, l’auteur explore une guerre d’empire avec Hannibal, une guerre civile avec le général Grant et une guerre coloniale avec Hailé Sélassié. Parallèlement, Assem Graïeb, agent des services secrets français, traque, à la demande des Américains, un GI qui a participé à l’élimination de Ben Laden et qui se livre désormais aux trafics sous le nom de Job. Chargé jusqu’ici de désigner des cibles aux avions de combat, Assem est, pour la première fois, confronté à sa seule responsabilité. Il doit évaluer Job afin de définir s’il doit être «neutralisé» ou non. Mais au final, les deux hommes sont plus proches qu’on ne le croit et Assem rendra son verdict, non pas face aux juges, mais les yeux dans les yeux avec l’accusé lui-même. A Zurich, où le roman commence, Assem a rencontré…

Ceci est mon sang, par Elise Thiébaut, Editions La Découverte
CRITIQUE , ESSAI / 12 mars 2017

Les femmes de ce début de 21è siècle vivent une première historique. Elles sont, en moyenne, fertiles, dès 12,6 ans et jusqu’à leurs 51 printemps. Une durée exceptionnelle de le vie fertile, une vie rythmée par l’apparition régulière des règles. Même si l’on ne sait toujours pas exactement pourquoi les femmes ont leurs règles, la somme de connaissances rassemblées sur les menstrues par Elise Thiébaut est impressionnante. Des rites liés aux ménarches (les premières règles) aux pouvoirs maléfiques ou bénéfiques prêtés au sang menstruel, l’ouvrage éclaire avec humour mais sérieusement le monde des ours, des coquelicots et autres ragnagnas. Le lecteur découvre à quel point les règles sont intimement liées à la marche du monde, de Pline l’Ancien aux Pussy Riot, l’auteur n’oublie rien ni personne. Qui dit règles dit protections périodiques (terme qu’on préférera à «serviettes hygiéniques» qui laisse entendre que les règles elles, ne le sont pas, hygiéniques), et là, surprise : il est quasi impossible de connaître la composition exacte de ces protections qui restent pourtant en contact avec les muqueuses vaginales durant plusieurs heures. Et on trouve, entre autres, de la dioxine dans la fabrication de certaines marques de tampons, hallucinant. Lorsqu’on parle de menstrues, difficile de…

Marlène, par Philippe Djian, Editions Gallimard
CRITIQUE , ROMAN / 7 mars 2017

Vétérans Comment retrouver une vie normale quand on a connu le pire. Dan et Richard sont deux anciens d’Afghanistan. Richard sort de prison et rejoint Nath, son épouse depuis dix-huit ans. Dan tente de se socialiser en emménageant dans un quartier bobo de la ville. Il y a les cauchemars, les pilules, la boisson, un job précaire au bowling du coin pour Dan, les affaires louches et le jeu pour Richard. Et pendant ce temps, Nath s’envoie en l’air avec Vincent. Marlène Marlène, la sœur de Nath, débarque dans la vie de tout ce petit monde. Elle travaille dans le salon de toilettage pour chiens de sa frangine. Marlène est une catastrophe ambulante. Elle défonce la moto de Dan, met le feu à l’une de ses couvertures, pulvérise son porte-manteau. Elle perd aussi ses lunettes, renverse tout et, pour compléter le tableau, souffre de narcolepsie. Marlène s’entend pourtant bien avec Mona, la fille de Nath et de Richard. Mais ce dernier n’aime pas l’influence qu’exerce sa belle-sœur sur sa progéniture. Djian Philippe Djian poursuit son exploration de la forme et du style. Ici, pas d’indication typographique pour les dialogues, et le lecteur passe parfois d’une scène à l’autre sans transition,…

Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ?, par Rachid Benzine, Editions du Seuil
CRITIQUE , ESSAI , ROMAN , THEATRE / 4 mars 2017

«Je suis, depuis des mois, travaillé par une question lancinante, qui revient cogner en moi comme une migraine, récurrente, familière. Pourquoi de jeunes hommes et jeunes femmes, nés dans mon pays, issus de ma culture, dont les appartenances semblent recouvrir les miennes, décident-ils de partir dans un pays en guerre et de tuer au non d’un Dieu qui est aussi le mien ?» Cette question, Rachid Benzine, enseignant, islamologue et chercheur franco-marocain, a choisi de la traiter à travers une fiction. Mais son roman épistolaire a valeur d’essai tant il aborde intelligemment une question qui, pour beaucoup, reste sans réponse. Nour (qui signifie lumière en arabe) écrit à son père pour lui annoncer qu’elle est à Falloujah, où elle vient d’épouser le chef de la police locale. Son père, enseignant et philosophe, chercheur comme Rachid Benzine, est tout d’abord rassuré de recevoir des nouvelles de sa fille de vingt ans. Mais il est abasourdi par ce qu’il découvre. Nour, à qui il a inculqué le sens critique, les principes de l’analyse et de l’étude (elle poursuivait de brillantes études en philosophie et en science religieuse) a choisi de rejoindre l’Etat islamique. Père et fille vont dès lors correspondre, jusqu’au drame final….